Trois du BACCARAT
ou le voyage
initiatique
Extrait de souvenirs du
long cours - Le temps de lieutenant
Jacques SCHIRMANN

Baccarat à Pointe
Noire - Août 1952
Le 7 juillet
1952, je débarquais en gare de Bordeaux, après
une longue nuit de voyage qui m'amenait de Besançon via
Saint germain des Fossés. J'avais en poche une lettre
de la Compagnie Maritime des CHARGEURS REUNIS qui me conviait
à me présenter expressément le matin aux
bureaux de son agence, rue de la Faïencerie, pour embarquer
à bord du "S/S BACCARAT"
J'avais à
peine eu une semaine pour me retremper dans l'atmosphère
familiale de ma vie natale depuis ma sortie de l'école
de la Marine Marchande du Havre, diplôme d'élève
en poche. Au cours de cette longue nuit de train, j'avais eu
le temps de me remémorer l'année qui venait de
s'écouler : à commencer par les dernières
grandes vacances consacrées à la préparation
du concours d'entrée à l'hydro, l'arrivée
au Havre où mon père m'avait accompagné,
ce concours que j'avais failli louper, parce que déjà
pris par l'ambience marine, nous avions laissé passer
l'heure, et cette année très studieuse sous la
houlette d'éminents professeurs. Il est vrai que le caractère
monacal de nos petites cellules ne pouvait que nous inciter
à travailler! Enfin ce grand rêve de partir en
voyage vers un certain inconnu allait se réaliser. Ce
n'était pas tout à fait le voyage dont j'avais
rêvé, à savoir vers l'Amérique du
Sud, - ce sera pour plus tard,- mais un voyage vers la Côte
d'Afrique, stage obligatoire tout juste dans le temps imparti
entre mes deux premières années de cours.
Un tramway tressautant
sur ses rails me débarqua à proximité des
services de l'armement de la rue précipitée, où
je me présentai à l'heure dite non sans quelque
appréhension, un peu réconforté de ne pas
m'y trouver seul. Un préposé au crâne lisse
tout de noir vêtu derrière un étroit guichet
m'indiqua sans autres mots aimables les formalités à
effectuer auprès de la Marine, et m'invita à rejoindre
le bord sans tarder, ce que je fis après m'être
acquitté de mes démarches.
Je rejoingnis
ensuite mon navire qui se trouvait en opération quai
Baccalan, non sans avoir justifié de ma convocation à
la police du port au passage des grilles, et au gardien de la
compagnie qui gardait jalousement l'accès du bord. J'appris
par la suite qu'il était tout dévoué aux
ordres du Commandant Leclerc, Capitaine d'armement redouté
et respecté de la Compagnie à Bordeaux, et que
des consignes strictes l'obligeaient à rendre compte
à son supérieur sans faillir de tout ce qui se
passait à bord. Nul ne pouvait donc monter à bord
sans une convocation ou une autorisation expresse de cette autorité
suprême.(1)
Je me présentai
donc au 2° capitaine: petit homme brun et velu, au sourcil
brousailleux, à la mine renfrognée sans doute
parce qu'accaparé par les soucis du chargement. Sans
autre forme d'accueil, il m'invita à saluer le Commandant,
à remettre mes papiers à l'écrivain, puis
à m'installer dans le poste des élèves,
et à me tenir ensuite à sa disposition.
Je m'aventurai
vers les ponts supérieurs, où je savais trouver
le bureau du Commandant ( 2): la porte en était ouverte,
je frappai. Un "entrez" pononcé d'une voix
légérement chevrotante précéda ma
découverte d'un petit homme au teint mat qui me tendit
une main molle et sans expression, je ne me souviens pas qu'il
ait prononcé quelques mots, et je constatai, dans la
suite du voyage, qu'il n'en prononça pas plus à
l'endroit des élèves, dont il paraissait même
ignorer l'existence! Je dois dire qu'il m'apparut terriblement
vieux, bien que n'ayant que la cinquantaine, et qu'il méritait
bien ce qualificatif de "vieux" attribué à
tout commandant sur tout navire!
Cette formalité
faite, je ne m'attardai pas plus lontemps dans ces lieux un
peu considéré comme le saint des saints, où
il n'est pas bon de séjourner sans motif précis,
et me mis en quête de" l'écrivain". loin
de trouver un auteur de roman, je rencontrai un petit homme
au crâne chauve fleurant le talc et l'eau de cologne,
qui s'empara de mes papiers. De fait il s'agissait de l'homme
chargé de l'administration du bord, appelé ailleurs
Capitaine d'armes.
Je regagnai ensuite
la coursive du pont principal tribord avant, où se trouvait
le poste des élèves, pour y établir mes
bagages. Deux autres compagnons m'y avaient précédé
de quelques jours, et ne tardèrent pas à m'y rejoindre
au terme de leur journée de travail.
Ainsi, nous devions
être trois élèves pour ce voyage, logés
dans un espace exigu de 3 mètres sur 3, en couchettes
superposées, ne disposant que de modestes caissons métalliques,
d'un étroit lavabo, mais de deux hublots diffusant une
honnête lumière et une ventillation correcte, en
plus de l'énorme ventilateur qui tenterait de tempérer
l'atmosphère moite des latitudes chaudes. Relégués
sur le haut des caissons, trois casques d'un autre âge
y donnaient tout de suite une ambiance coloniale.
Le plus âgé,
Jean-Claude L., dit "CoCo", pour quelle obscure raison?
ne m'était pas inconnu puisque nous venions de passer
un an ensemble sur les bancs de l'Hydro du Havre et je fus quelque
peu surpris de le retrouver ici: arborant la casquette à
jugulaire et une pipe à forte odeur de gros gris, il
se donnait déjà un air de vieux loup de mer et
faisait état d'une certaine expérience. Déjà
au cours, son originalité jointe à la fulgurance
de son esprit, nous avait quelque peu étonnés.
Le second, Félix
L., avait déjà une certaine pratique de la navigation,
ayant précédemment navigué comme pilotin,
et m'apparut d'entrée fort sympathique.

Félix
Leroy - élève août 1952
Tous deux me
furent précieux pour m'amariner à la vie du bord,
après cet accueil un peu froid de la hiérarchie.
Tâches
Dévolues aux élèves.
Après
notre première année de cours, nous étions
embarqués pour mettre la théorie apprise en pratique,
au contact et à l'expérience des officiers que
nous allions seconder, sans avoir à exercer de responsabilités
réelles. Ce n'est qu'après un certain temps d'élève,
que la hiérarchie du bord nous noterait digne d'exercer
une fonction de responsabilité, et ferait donc une proposition
allant dans ce sens au capitaine d'armement qui seul en déciderait!
Il est vrai qu'il s'agissait là d'une sage mesure, car
notre sens marin avait nettement besoin de s'affirmer.
Le second-capitaine,
ô combien sourcilleux et colérique, comme je devais
l'apprendre, décida que je ferais le quart à la
mer avec lui, soit de 4 à 8 heures le matin et de 17
à 19 heures l'après-midi, tout en restant disponible
pour d'autres tâches en sus de ces heures. En attendant
d'être à la mer, je serais au port à sa
disposition, l'une des tâches les plus communes étant
d'être calier ou pointeur au cours des opérations
commerciales.
C'est ainsi qu'au
lendemain de mon embarquement, je fus affecté calier
à la cale numéro 2. Muni d'un cahier et d'un crayon
attaché par une ficelle, j'enjambai l'hiloire du panneau
et descendis non sans quelque vertige jusqu'au fond l'étroite
échelle de cale soudée sur la cloison avant. Je
pris pied sur un lit de caisses dans cette odeur un peu aigre
du bois à laquelle s'ajoutaient des effluves d'alcool.
Il est vrai que nous chargions des "liquides" et que
du coulage pouvait survenir lors des manutentions un peu brutales
des préposés à ces tâches. C'était
ma première rencontre avec les dockers, qui avaient suivi
un brin narquois la descente dans l'arène de ce jeunot
chargé de les surveiller. Car, en fait il s'agissait
bien de cela: sous couverture d'un cahier de pointage, où
j'étais censé consigner tout ce qui arrivait en
cale, tâche quasi impossible étant donné
la multiplicité des marques et des caissages divers,
j'étais chargé de surveiller l'équipe,
et de veiller au bon arrimage des marchandises. "Ouvrez
l'oeil" m'avait-on dit, ce que je m'employai à faire,
tandis que l'équipe poursuivait son travail sans trop
se soucier de moi. Peu avant midi, j'entendis parler d'apéritif,
et fut quelque peu surpris de la voir se servir un Ricard bien
tassé. De fait, une caissette avait été
fracturée et une bouteille subtilisée, je n'y
avais vu que du feu! Et c'est tout juste si l'on ne m'invita
pas à le partager!
Cela peut paraître
bien léger de confier une telle surveillance à
un jeune inexpérimenté, alors qu'un homme d'age
averti et d'expérience eut été plus utile.
Je compris beaucoup plus tard qu'il s'agissait de me faire comprendre
la mentalité des dockers et leur manière de travailler,
en même temps qu'apprendre d'eux les règles de
l'arrimage à leur faire respecter plus tard quand j'exercerais
de réelles fonctions de responsabilités. je dois
dire que je n'étais pas particulièrement exalté
par ce travail en cale, ressenti peut être comme une brimade,
et que je fus heureux de ma première remontée
à l'air libre, après cette première matinée
en cale!
L'escale s'avançait,
en même temps que les cales et les entreponts se remplissaient
des marchandises les plus diverses, jusqu'à "barroter"
3. Ces quelques jours au port m'avaient permis de me familiariser
avec le navire et les officiers du carré, jouxtant notre
poste, avec lesquels nous partagions nos repas.
Vint donc le
départ fixé un soir de juillet vers 18 H 00, peu
après l'étale de pleine mer, de manière
à bénéficier d'un léger jusant,
qui écarterait notre arrière du quai et nous dispenserait
de prendre un remorqueur: telle était l'impérieuse
consigne du fameux Commandant L...!
Le second, traditionnellement
affecté au poste de manoeuvre avant, me gardait sous
sa coupe. Lorsque vint l'ordre du "chacun son poste",
je rejoingnis donc mon affectation sur le gaillard d'avant en
tant que préposé au téléphone. Le
charpentier s'y trouvait déjà, ayant mis en branle
à vide le guindeau, afin de bien purger les cylindres,
et des nuages de vapeur s'échappaient des presse-etoupe
en chuintant. Debout sur un marchepied, notre second s'agitait
et donnait les ordres de larguer les amarres une à une;
le bruit du guindeau et des bielles en action s'amplifia en
même temps que planait cette odeur d'huile chaude. Entre
deux nuées, le second cherchant à dominer le bruit
ambiant, hurla dans ma direction, quelque chose du genre: "
...chine...sion...cheval de la vache! "( 4) . Devant mon
air hébété, il hurla encore plus fort.
je n'avais pas d'autre alternative que de m'emparer du téléphone
et de reproduire pour la machine à tout hasard ce borborygme
qui lui semblait destiné. Et le miracle se produisit:
la pression fut mise sur le collecteur d'eau destiné
à laver la chaîne d'ancre que l'on allait virer.
En même temps que l'avant s'écartait du quai et
que les mailles martelaient une à une le barbotin du
guindeau avant de retomber dans le puit aux chaînes, j'appris
au passage quelques expressions nouvelles chargé de les
transmettre à la passerelle: " dérapée,
haute et claire, ancre à poste"!
Le poste de manoeuvre
fut rompu, je venais d'assister en direct à ma première
manoeuvre, nous étions en route vers l'estuaire de la
Gironde, et au-delà vers la côte.
La nuit m'apparut
courte, lorsque brutalement tiré du sommeil, je m'entendis
appeler "moins le quart", en même temps que
la porte de la cabine se refermait sur une bouffée d'air
frais à forte odeur de tabac. Je m'habillai aussi chaudement
que prestement et gagnai la passerelle par les échelles
extérieures. A priori la nuit me sembla d'encre. Un léger
mouvement de plate-forme sous mes jambes et la pulsation d'orloge
de la machine m'indiquait que nous avions gagné la haute
mer. Des flancs du navire montaient jusqu'aux oreilles le défroissement
lent d'écumes en dentelles phophorescentes s'étirant
vers l'arrière.
je fis coulisser
la lourde porte en bois de la passerelle et pénétrai
dans son espace restreint, avec un bonjour timide du bout des
lèvres. Je distinguai bientôt ceux qui allaient
être quatre heures durant mes compagnons de quart. Tout
d'abord, le second que j'assistais, mal réveillé
semble-t-il, l'homme de barre dont le visage s'éclairait
blafard à la lumière du compas, puis deux autres
ombres immobiles, les hommes de veille sur les ailerons. Un
méchant café me fut proposé, que j'acceptai
volontiers. Peu à peu la nuit me parut plus claire et
lumineuse, et remplie de belles étoiles. En même
temps qu'une vague aube se dessinait du côté de
l'est, les silouettes jusque là taciturnes manifestaient
leur présence par quelques mots murmurés. Le second,
en meilleure humeur, m'invita à reconnaître les
étoiles en vue du prochain point d'étoiles, premier
de ce voyage, que nous allions conjointement observer et comparer,
quand l'aube serait suffisamment avancée pour dessiner
l'horizon. C'était mon premier quart à la mer!

Elève
juillet/août 1952

Transport de
buffle ente Douala et Pointe Noire
1- il m'arriva
par la suite d'aller quérir cette autorisation pour l'épouse
d'un Commandant de paquebot!
2- Commandant Martin
3- être complètement
remplies
4 - De fait il
s'agissait de demander à la machine de mettre la pression
sur le cheval de lavage, celui-ci étant le terme marin
consacré à la pompe alimentant le collecteur incendie
ou de lavage.
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