Mon premier embarquement
Commandant Alain
LE ROUX
C'est le lundi
7 juillet 1952 que je reçus mon premier livret professionnel
maritime annoté Livret provisoire d'embarquement
des pilotins. J'avais 14 ans et demi.
Le 11 juillet
1952, j'ai pris le train de Paris en compagnie de mon père
qui embarquait à Dieppe en qualité de Commandant
à bord du bananier Fort Richepanse de la
Cie Gle Transatlantique. le Fort Richepanse était accosté
sous les norias (1). Lancé à
Glasgow en 1949, ce navire avait une longueur de 122,50 mètres
et une largeur de 15,93 mètres. Il avait un port en lourd
de 4100 tonnes et pouvait embarquer 12 passagers. Les emménagements
étaient d'un remarquable confort, certains étaient
même luxueux: locaux passagers, commandant et chefs de
services.

Le bananier Fort Richepanse
Notre sortie du
samedi après-midi dans la ville de Dieppe eut pour but
de m'habiller en marin: chemise kaki, pull-over et pantalon
bleu marine à pan type Marine Nationale. J'ai
passé ensuite ma première visite médicale
d'embarquement auprès du médecin agréé
par la Marine Marchande.
Après complet
déchargement des bananes, il fut procédé
au balayage des cales par les dockers avant que mon père
ne dirigea la manoeuvre de traversée du Bassin du canada
pour charger des emballages: bottes de paille, rouleaux de papier
et colis de pelotes de ficelle qui serviront aux Antilles Françaises
pour le conditionnement des régimes de bananes.
Nous avons appareillé
de Dieppe à la marée du lundi 14 juillet 1952
après avoir embarqué 7 passagers. Dès mes
premières heures en mer, je sentis que je ne serai pas
victime du mal de mer, car je supportais très bien les
mouvements de tangage du bananier.
La première
traversée fut agrémentée par le passage
à travers le Canal de Fayal aux Açores, ce qui
fut une distraction pour nos passagers. Une tradition voulait
que le maître d'équipage ou bosco prépare
un fût étanche repéré par une bouée
de couleur orange; on y enferme le courrier préparé
par l'équipage et les passagers. Le Commandant y glisse
une bouteille de cognac et quelques cartouches de cigarettes.
Je doublais le
quart du Second Capitaine le matin de 08h00 à 12h00 et
de 17h00 0 19h00, quarts au cours desquels je prenais la barre
pendant une heure. J'avais appris à piquer les heures
à l'aide de la cloche disposée sur le fronton
et reliée à une ficelle qui était à
portée de l'homme de barre. En début d'après-midi,
je rejoignais le bureau du Commandant où mon père
m'attablait pour me faire faire mes devoirs de vacances.
Je mangeais le
midi et le soir dans la salle à manger des passagers
située en fronton. J'étais le quatrième
convive à la table du Commandant où je retrouvais
le Chef Mécanicien et le Second Capitaine. Je rejoignais
les officiers autour de la table du carré le dimanche
midi où était servi un vin de précision
payé par les pénalités dues par les ofiiciers
en fonction des taches de vin occasionnées sur la nappe
blanche.
Dès l'entrée
dans les mers chaudes, nous pouvions observer les poissons volants
ou exocets ainsi que des argonautes que l'on appelle aussi "
pinnes à voile". C'est aussi l'entrée dans
la Mer des Sargasses; nous traversions de grandes nappes de
ces algues que l'on appelle "raisins de mer". Pour
la distraction des passagers, mon père fit organiser
un Baptême des tropiques. J'y reçu mon premier
baptême qui ne sera pas le dernier, car mousses ou pilotins
n'avaient jamais le droit au fameux diplôme qui était
réservé aux passagers.
Après avoir
atterri sur l'îlet La Perle au nord de la Martinique,
nous avons doublé le Cap Enragé et la pointe des
Nègres à l'entrée de la Baie de Fort de
France. le pilote, le Martiniquais Monsieur Joseph a embarqué
près de la bouée Mitan. Il était coiffé
du casque colonial. J'ai assisté à l'accostage
sur la passerelle d'où j'ai aperçu la Savane,
la statue de l'impératrice Joséphine et le Fort
Saint Louis.
A notre approche
du quai, j'ai découvert la foule multicolore des dockers
qui attendaient la fin des formalités administratives
et le signal du contremaître pour monter à l'assaut
du bananier.
Il y avait à
quai de très vieux cargos: Alabama et San
José qui marchaient à la vapeur. Le caboteur
Trois Ilets était accosté devant
un tas de charbon qui constituait sa réserve en soutes;
en effet celui-ci charbonnait à chaque rotation à
travers les îles. Les hommes remplissaient des mannes
en osier qui étaient transportées sur la tête
par des femmes jusqu'à la trappe de chargement.
Après complet
déchargement des emballages et balayage des cales et,
avant mise en préréfrigération de celles-ci,
les parcs à bananes étaient montés dans
les cales; ces parcs avaient pour but d'éviter l'écrasement
des régimes de bananes.
En début
d'après-midi, j'ai assisté au déhalage
du Fort Richepanse du Quai des Transatlantiques
au Quai des Annexes.
Pendant les opérations
commerciales, je suis sorti dans la ville de Fort de France
en compagnie de mon père. Nous avons visité la
ville: la Savane, les halles, les bords de la Rivière
Madame. Nous avons ensuite rendu visite à de bons amis
de mon père dont un importateur qui nous reçut
dans sa grande propriété coloniale. Nous accédions
à sa propriété par la Route de la Trace
qui était bordée d'une végétation
luxuriante: balisiers, fougères arborescentes, bananiers
sauvages, etc... Chez lui, je découvris les orchidées
dont il était un passionné; il les faisait pousser
sur des troncs de calebassiers. Il nous offrit mon premier punch
fait d'un excellent rhum "grappe blanche".
Le lendemain, nous
avons rendu visite à une famille amie de mes parents
et co-propriétaire de la Fontaine Didier.. Nous avons
passé une agréable soirée en pleine nature
tropicale. Le repas antillais fut précédé
du traditionnel punch. Celui-ci fut agrémenté
par les feux des très nombreuses lucioles et le chant
d'une grande quantité de grenouilles. De temps en temps,
un lézard curieux s'approchait pour venir chasser des
moustiques.
Pendant la journée,
le navire chargeait les régimes de bananes. Des régimes
de chaque lots étaient prélevés pour vérification
de la qualité des fruits.Les femmes dockers portaient
sur la tête les régimes de bananes qui étaient
pris en charge par les dockers au pied des échaffaudages.
Ceux-ci descendaient ensuite en cale à l'aide de glissières
en bois. Le chargement se faisait par les panneaux de cale et
les portelones ouvertes sur la coque. Au fur et à mesure
que les tranches se remplissaient, le Lieutenant vérifiait
les clapets et louves et le Second Mécanicien effectuait
la mise en froid. Le navire était équipé
d'une ventilation horizontale comme c'était le cas à
l'époque.
Après complet
chargement des 992 tonnes de régimes de bananes, condamnation
des panneaux de cales et mise en froid du chargement, nous avons
appareillé à destination de Dieppe le mercredi
30 juillet 1952. C'est à nouveau le chef pilote Monsieur
Joseph qui a sorti le Fort Richepanse.
Lorsque nous avons
quitté la Côte -sous-le-Vent de la Martinique,
nous avons commencé à tanguer. Les alizés
étaient frais et le tangage freinait le navire. Nous
avons pris la route habituelle de retour vers la France qui
était l'orthodromie sur les casquets. Celle-ci faisait
passer entre les îles des açores du Nord: Corvo
et Florès. Cette traversée retour étant
beaucoup moins confortable que la loxodromie de l'aller vers
les Antilles. Nous montions rapidement en latitude et, chaque
jour, les températures de l'air et de la mer descendaient.
Pendant cette traversée
de retour, nous avons eu un beau temps relatif jusqu'aux Açores,
puis du mauvais temps des Açores à Dieppe. Tous
les après-midi, je participais à la ronde dans
les cales en compagnie du bosco et du charpentier de façon
à sortir les régimes mûrs qui auraient contaminé
le reste du chargement.
Arrivés
devant Dieppe dans la nuit du vendredi 8 au 9 août 1952,
nous avons dû prendre le mouillage pour attendre la marée.
Vers 06h30, la vedette du pilotage a déposé notre
pilote à bord. Après être passé entre
les jetées, nous avons pris deux remorqueurs et avons
traversé l'avant-port, franchi les deux pertuis au passage
desquels il ne restait que la place du ballon de chanvre qui
protégeait la coque. Nous avons accosté sous les
norias dans le Bassin du Canada, la même où j'avais
embarqué à la mi-juillet.
J'ai ensuite effectué
un deuxième voyage identique à celui que je viens
de relater.
A. LE ROUX

Fort Dauphin et Fort Richelieu
- 2 sister-ships dans le Bassin du Canada à Dieppe
-1 Machines à
godets qui servaient au déchargement des régimes
de bananes
Voir
l'historique du Fort Richepanse
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